Pourquoi donc n’avait-on jamais lu Jean le bleu ? Comment se faisait-il que ce livre-là n’était pas venu pour être lu ? On en avait eu pourtant beaucoup entre les mains, des Giono. Mais ce Jean le bleu, il n’était même pas sur les rayons de la bibliothèque et on n’avait pas le souvenir de l’y avoir jamais vu. Il n’avait pas fallu le racheter, mais l’acheter tout court, au Petit pois, à Manosque, un samedi matin ensoleillé afin que la série des Giono soit la plus complète possible.
Le livre n’était pas un inconnu. On savait que Giono y parlait de son enfance et qu’il y rendait hommage à son père. Celui-ci ne fait pas que l’élever, il l’initie à la vie dans le sens d’une initiation tout autant magique que poétique et rituelle car il veut que son fils devienne un être sensible : « Je ne savais pas que tout ce qu’il disait alors s’en allait en avant sur ma route pour m’attendre » (page 200).
On a commencé la lecture face à la mer, un jour de grand beau temps. On avait face à soi deux bleus : un très clair et immaculé, celui du ciel ; un autre plutôt turquoise et hachuré de stries brillantes car le vent s’était levé. Dans Jean le bleu, de quel bleu s’agit-il ? De quel bleu est-il, Jean ?
Dès la page 6, Giono nous indique que le tablier de son père est bleu. Et cela donne l’idée de relever tous les bleus du livre. Le père est cordonnier ; son tablier est celui d’un ouvrier, donc le bleu doit être foncé, peu salissant. On relève que le boulanger, le fameux, porte toujours un maillot blanc à rayures bleues ; voilà le bleu des marins ; César a mis ses habits du dimanche : il porte une ceinture de laine bleue (page 131) ; ça, c’est plutôt bleu roi, non ? Le petit garçon recueillit par la mère Montagnier porte une « blouse de velours bleu de roi » (page 167). Certains bleus sont assez froids, comme on dit que le bleu est : une couleur froide. Le « bleu de fer », pages 73 et 126 ; un bleu de lait, page 184 : les murs de la chambre de tante Eulalie, repeints par Franchesc Odripano, sont « maintenant crémeux et bleutés comme une belle profondeur de lait ». Le bleu de l’hiver : « Mes mains étaient bleues de froid » (page 89). La colère est bleue parfois : page 97, l’enfant Jean Giono joue dans la campagne et croise un serpent : « Sa peur était une sinuosité bleue qui coulait dans la colère ». Et la mort aussi : la mère de Franchesc, qui maquille parfois ses lèvres en bleu (violet ?), écrit à la mort à l’encre bleue (page 187) ; dans le village, après un suicide, les enfants jouent à se pendre et Mariette, qu’on pend « pour rire », dit : « J’ai vu le bleu ». Un personnage, Gonzalez, a une bague bleue au petit doigt (page 155) ; cela doit être un bleu tapageur, celui de certaines plumes de coq, peut-être ? Il y a aussi le bleu du crépuscule : « il faisait lentement la roue sur les collines comme un gros oiseau d’or aux plumes bleues » (page 79). Le crépuscule comme un paon.
Il n’est pas de ceux-là, le bleu de Jean. Dans cette histoire d’un petit garçon qui apprend la vie, et par conséquent la mort, tel un peintre impressionniste, Giono pose de temps en temps une tâche de bleu, son bleu, dont on comprend vite qu’il s’agit de ce bleu ciel très clair, si familier : un jour d’orage, le ciel s’assombrit et « seule une petite lucarne bleue éclairait la terre du côté du nord » (page 110). Pas de doute sur ce bleu-là. On le voit bien. Page 107, en pleine chaleur, les alouettes fusent dans le ciel bleu. C’est le même bleu ciel, pas de doute. L’édredon de la chambre de ses parents est d’une « vieille soie bleue » - oui, oui, on la voit bien aussi, cette soie bleue, elle est claire. Comme l’est le bleu qu’on utilise pour les mers dans les atlas : l’enfant Giono consulte son atlas pour repérer où se situe le Mexique : « Cette molle épaule d’océan bleu qui frappait dans les Amériques » ; deux lignes plus loin : « les eaux bleues des mers » (page 157).
C’est bien ce bleu-là qui est celui de Jean : le bleu de ses yeux. Page 16, il se décrit enfant, accompagné par les ouvrières de sa mère, sur le chemin de l’école : « la magnifique soie bleu ciel de ma lavallière » ; il en reparlera plusieurs fois, de cette lavallière, dont il précise page 25 qu’elle est encore plus bleue que ses yeux, « bleus d’ordinaire ». Franchesc, cet homme libre et atypique, un conteur extraordinaire, a les yeux bleus comme Giono : « Ils étaient bleus, bleus comme les miens » (page 195) ; un autre personnage, Marius, a aussi a les yeux bleus (page 133).
S’il décrit, à treize ans, son regard comme ayant « perdu sa couleur bleue, sa clarté, sa fraîcheur », cela n’a du être qu’un passage. Sur la couverture du livre qui lui est consacré dans la fameuse édition des Ecrivains de toujours (l’achevé d’imprimer date de 1977….), on le voit, ce regard bleu clair. On ne peut pas douter que Giono, il a pris le ciel dans ses yeux ; et ainsi la liberté : dès la page 10, dans Jean le bleu, toujours, il évoque « le grand cyclone bleu de la liberté » alors qu’un homme en cavale est venu se réfugier chez son père. Et c’est une leçon qu’il donne, toute de sagesse, quand il décrit son uniforme de commis à la Banque où il est embauché, tout jeune homme : « J’avais un beau costume, tout bleu clair. Oui, malgré tout ; le distributeur de hasard m’avait choisi le comptoir d’escompte où la livrée était bleue. Il y a des lois que le hasard même est obligé de suivre ». Il explique alors qu’il y a deux parts en lui : la petite, qui lui sert gagner sa vie (« ça servait à acheter des pommes de terre », page 199) ; « La grande part, personne n’y touchait. Elle s’appelait Jean le Bleu » (page 199).
Le livre est venu à point nommé, cet été : il fallait réfléchir à cette part qu’on garde en soi : bleue ; grande ; libre.
un été avec giono - Page 3
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Un été avec Giono : Jean le bleu.
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Un été avec Giono : Regain.
Les livres sont vivants. Ce sont eux qui viennent à nous quand nous en avons besoin. Ainsi, Regain, de Giono, est revenu en ce début d’été, comme une urgence, quand on a senti que la vie s’effilochait un peu trop et qu’il fallait poser quelques balises de couleurs.
Le volume Regain, qu’on avait lu il y a quarante ans, et bien il n’était plus dans la bibliothèque. D’autres manquaient aussi. Après un bon moment plantée devant les étagères, on lance d’une voix déterminée : « Samedi, on va à Manosque. Ce n’est pas si loin.»
C’est si joli, Manosque. On s’y promène. On flâne. Il fait chaud et beau. C’est parfait. En sortant de l’église, on s’arrête à la librairie Le petit pois pour racheter les Giono qui manquent – car il y en a d’autres qui manquent. Les livres pèsent dans le sac à dos mais peu importe. Si jamais le vent se lève, ils seront un lest opportun.
Dans la chambre d’hôtel qui donne sur des chênes centenaires, on étale le soir-même tous les livres sur le lit. Les anciens qu’on a amenés de la maison. Les nouveaux ; les neufs. Les couvertures sont impeccables : aucun coin corné, les pages sont lisses, aucun bout de papier ne dépasse, sur lequel on a noté un mot ou deux. On n’y découvrira pas non plus d’anciens tickets de bus ou de vieilles cartes postales ayant servi de marque-page. Ils ne s’ouvrent pas encore d’eux-mêmes aux pages qu’on aime.
« Tout bleu d’iris, terre et ciel avec, à l’ouest un bouquet de nuages ; le jeune soleil marche, enfoncé dans les herbes jusqu’aux genoux. Le vent éparpille de la rosée comme un poulain qui se vautre. Il fait jaillir des vols de moineaux qui nagent un moment entre les vagues du ciel, ivres, étourdis de cris, puis qui s’abattent comme des poignées de pierres ».
« Demain, on ira à Valensole ; de très bonne heure. »
Il est bon de marcher au milieu des champs de lavande, chemin du Riou. Il n’y a personne, là. Rien que les abeilles, les lavandes, les oliviers, les champs – et des petits chemins avec ça où là une pierre sur laquelle on peut se poser.
On sort de la poche Regain. On relit le passage sur le bleu : « Tout bleu d’iris ». On n’avait jamais remarqué que parfois, oui, le bleu d’iris et le bleu lavande sont presque jumeaux.
« Quand le courrier de Banon passe à Vachères, c’est toujours dans les midi. »
"Il faudra aller à Banon, aussi".
Gaubert - c’est lui qui forge des socs de charrue ; il s’en va d’Aubignane au début du livre ; il emmène son enclume et ensuite quand Panturle reviendra le voir, il la lui donnera ; l’enclume fera ainsi l’aller et le retour. Caroline, c’est la chèvre. La Piémontaise, la zia Mamèche. Quelle femme forte… Quelle fécondité, finalement… Et Panturle. Ah la la, Panturle. Une force de la nature ; il ne fait qu’un avec la terre et le ciel :« Il est solidement enfoncé dans la terre comme une colonne. »
Gédémus, le rémouleur, celui qui a pris Arsule avec lui ; elle lui tire la charrette. Et Arsule, ah, la voilà. Irène avant, Arsule maintenant. Son teint est blême comme le navet. Elle aspire à la vie :« Elle suit Panturle. Ils sont sur le bord de ce plateau où elle a eu à la fois tant de peur et tant de chaleur d’amour. Elle y pense. Elle pense que c’est le vent qui a été son marieur. Sa vie n’a commencé que de là. Tout «l’avant » ne compte plus guère. Elle y pense de temps en temps comme on pense à du mal dont on s’est guéri. Et quand elle y pense, elle a tout aussitôt besoin de regarder Panturle. Elle vit avec tranquillité enfin, et de la joie de toute espèce, on peut bien dire »
. Comment il s’appelle, aussi, celui qui prête les semences, et le cheval ? … L’Amoureux ! Sa femme, c’est Alphonsine. Ils ont deux enfants, Jean et Elise. Tiens, on ne les avait pas remarqué, à l’époque, ces deux prénoms. Pour le goûter, leur mère leur donne une tranche de pain, trois figues sèches et deux noix qu’elle sort de sa poche. Désiré, Delphine, et leurs enfants Madeleine, Pascaline et Joseph ; ceux qui viennent s’installer à Aubignane pour une nouvelle vie.
« C’est un jour clair. On voit bien des choses. Ca arrive net et propre devant les yeux et l’on voit bien les pourquoi et les comment ».